A PROPOS D’UNE PORTÉ
1
— Je suis navré de vous déranger de nouveau, miss Blacklock. A ne vous excusez pas ! J’imagine que, l’enquête étant renvoyée à huit jours, vous poursuivez vos investigations. C’est bien ça ?
Craddock répondit d’un mouvement du menton.
— Pour commencer, miss Blacklock, je dois vous dire que Rudi Scherz n’était nullement le fils du propriétaire de l’Hôtel des Alpes, à Montreux. Il semble qu’il a commencé sa carrière dans un hôpital de Berne, où il était infirmier. Sous un autre nom, il a servi comme garçon dans une petite station de sports d’hiver. Après ça, il a travaillé à Zurich, dans un grand magasin. Pendant qu’il était là, les vols dans les rayons ont été beaucoup plus nombreux qu’auparavant.
— Bref, un malheureux petit escroc et je ne me trompais pas quand je disais que je ne l’avais jamais vu ?
— Certainement pas. On vous avait montrée à lui au Royal Spa Hotel, j’en suis sûr, et il mentait en prétendant vous reconnaître.
— Mais pourquoi est-il venu à Chipping Cleghorn ? Se figurait- il trouver ici mieux qu’au Royal Spa ?
— Vous maintenez qu’il n’y a rien chez vous qui puisse présenter une valeur exceptionnelle ?
— Évidemment, je le maintiens ! Je puis vous certifier, inspecteur, que vous ne découvrirez pas ici un Rembrandt inconnu ou quelque chose d’analogue !
— C’est donc miss Bunner qui aurait raison, quand elle dit que c’était à votre vie qu’on en voulait !
— Mais c’est stupide !
— Nullement. Je crois, moi, que c’est la vérité !
Miss Blacklock posa sur le policier un regard dur et sévère.
— Entendons-nous bien ! Vous croyez vraiment que ce jeune homme est venu ici, après avoir pris toutes ses dispositions pour que la moitié du village se trouve chez moi au moment précis où...
Miss Bunner interrompit son amie.
— Mais ça, il ne l’avait peut-être pas voulu !... Cette horrible annonce, c’est pour toi seulement qu’il l’avait fait paraître !... Si tout s’était passé comme il le prévoyait, il t’aurait tuée et il serait parti. Personne n’aurait jamais deviné qui était l’assassin !
— Je veux bien, mais...
— J’étais sûre, Letty, que cette annonce n’était pas une plaisanterie. D’ailleurs, n’oublie pas que Mitzi était de mon avis. Elle mourait de peur, elle aussi !
Craddock intervint.
— Parlons de Mitzi ! J’aimerais la connaître un peu mieux.
— Ses papiers sont en règle.
— Je n’en doute pas. Ceux de Scherz semblaient irréprochables eux aussi.
— Mais pourquoi ce Rudi Scherz aurait-il voulu m’assassiner ?
— Il y avait peut-être quelqu’un derrière lui. Y avez-vous songé ?
— Le problème reste le même. Pourquoi quelqu’un aurait-il voulu m’assassiner, moi ?
— C’est justement ce que je vous demande, miss Blacklock !
— Eh bien ! je ne peux pas vous répondre ! Je n’ai pas d’ennemis. Autant que je sache, j’ai toujours vécu en bonne intelligence avec mes voisins. Je ne détiens aucun secret et l’idée que quelqu’un voulait me tuer est simplement ridicule. Quant à Mitzi, croire qu’elle est pour quelque chose dans l’affaire, est également absurde ! Quand elle a vu cette annonce dans la Gazette, elle est devenue comme folle. Elle voulait faire ses paquets et quitter la maison, sans plus attendre.
— Peut-être était-ce une manœuvre habile de sa part ?
— Évidemment, si votre siège est fait, vous aurez réponse à tout ! En tout cas, ce dont je suis sûre, c’est que, si Mitzi s’était mise à me détester, elle aurait peut-être versé du poison dans mes aliments, mais elle n’aurait certainement pas élaboré une mise en scène aussi grotesque que compliquée. Allez la mettre à la question, si vous croyez que vous ne pouvez pas faire autrement ! Mrs. Harmon vient cet après-midi prendre le thé avec je ne sais quelle vieille dame qui est chez elle en ce moment, je comptais sur Mitzi pour nous faire quelques petits gâteaux... J’ai tout lieu de penser qu’elle n’en sera pas capable aujourd’hui si vous la tourmentez. Vous ne pourriez pas soupçonner quelqu’un d’autre ?
2
Craddock gagna la cuisine. Il posa à Mitzi des questions qu’il lui avait déjà posées et reçut les mêmes réponses.
Oui, elle avait fermé à clef la porte du devant, tout de suite après quatre heures. Non, elle ne le faisait pas toujours, mais, ce jour-là, elle était nerveuse, « à cause de cette terrible annonce ». Non, elle n’avait pas fermé la petite porte. Il ne fallait pas, puisque c’était par là que miss Blacklock et miss Bunner sortaient pour aller enfermer les canards pour la nuit, par là aussi que Mrs. Haymes avait l’habitude de rentrer.
— Mrs. Haymes déclare qu’à son retour, à cinq heures et demie, elle a fermé la porte à clef.
— Et, naturellement, vous la croyez ?
— Vous pensez que je ne devrais pas ?
— Qu’est-ce que ça peut vous faire, ce que je pense ? Puisque, moi, vous ne me croirez pas !
— Vous pensez que, cette porte, elle ne l’a pas fermée à clef ?
— Elle s’en est bien gardée !
— Pourquoi ?
— Ce jeune homme, il n’opérait pas seul ! Pas du tout ! Il savait bien qu’il trouverait la porte ouverte...
— Qu’est-ce que vous voulez dire, au juste ?
— Quelle importance, puisque vous ne me croirez pas ? Elle, c’est une Anglaise, elle ne ment pas ! Moi, je ne suis qu’une pauvre réfugiée... Vous la croirez, elle... Et pourtant, si je voulais vous dire...
— Vous avez tort ! Nous tenons compte de toutes les déclarations et...
— Je ne vous dirai rien ! A quoi bon ? Vous êtes tous pareils. Les malheureux réfugiés, vous les méprisez et vous les persécutez ! Si je vous apprenais que, huit jours plus tôt, ce jeune homme était venu demander de l’argent à miss Blacklock et qu’elle l’avait mis à la porte, si je vous disais qu’après ça je l’ai entendu parler avec Mrs. Haymes... parfaitement, avec Mrs. Haymes, dans le pavillon d’été... vous prétendriez que j’invente !
Craddock songea que c’était en effet bien possible, mais, gardant cette pensée pour lui, il répliqua simplement qu’il ne lui semblait pas qu’elle eût pu entendre ce qui avait pu se dire dans le pavillon.
— C’est bien ce qui vous trompe ! s’écria Mitzi, avec l’accent du triomphe. J’étais allée chercher des orties. C’est un très bon légume, quand on sait l’accommoder. Et je les ai entendus, qui parlaient dans le pavillon. « Mais où pourrais-je me cacher ? » Elle répondit : « Je vous le montrerai. » Puis elle prononça un peu après : « A six heures un quart. » J’ai pensé : « Ach, so ! Belle conduite pour la dame ! Introduire un homme ici. Miss Blacklock la ficherait à la porte si elle savait ça. » Maintenant, je me rends compte que j’avais mal compris, qu’il ne s’agissait pas d’un rendez-vous d’amour, mais de gens qui complotaient un crime ! Seulement, bien sûr, tout ça, pour vous, je l’invente !
Craddock ne risqua qu’une question prudente.
— Vous êtes sûre que c’était à Rudi Scherz qu’elle parlait ?
— Je l’ai vu sortir du pavillon.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas raconté tout ça l’autre jour ?
— Parce que je ne m’en souvenais pas ou, plutôt, parce que je ne pensais pas... C’est après seulement que j’ai compris qu’ils étaient en train de comploter...
— Et vous êtes sûre que c’était Mrs. Haymes ?
— Oh ! ça, absolument sûre ! C’est une voleuse, vous savez, cette Mrs. Haymes ! Pour une grande dame comme elle, ce qu’elle gagne en travaillant, ce n’est pas assez ! Alors, elle vole miss Blacklock...
Guettant la réaction de la jeune femme, l’inspecteur dit d’un ton très calme :
— Et si quelqu’un venait me signaler qu’il vous a vue, vous, en conversation avec Rudi Scherz ?
Mitzi se contenta de hausser les épaules.
— Ce serait un mensonge, et rien de plus ! Seulement, un mensonge, il faut le prouver. Je n’ai jamais adressé la parole à Rudi Scherz et je ne permettrai à personne de prétendre le contraire. Pas même à un policeman ! Maintenant, allez-vous-en ! J’ai du travail !
Craddock obéit. Il se retirait un peu ébranlé. Mitzi était une menteuse, il en restait convaincu, mais elle avait parlé avec l’accent de la sincérité et il était bien possible qu’il y eût du vrai dans ce qu’elle lui avait rapporté. Craddock se promit d’interroger Phillipa Haymes.
Absorbé dans ses pensées, il était dans le vestibule, essayant vainement d’ouvrir la porte condamnée, quand miss Bunner, qui descendait l’escalier, l’avertit de son erreur.
— Pas celle-là, inspecteur ! Elle ne s’ouvre pas ! La bonne, c’est celle de gauche. On peut se tromper, il y a tellement de portes, ici !
Très complaisamment, miss Bunner énumérait les différentes portes ouvrant sur le vestibule.
— La première, c’est celle du débarras. A côté, vous avez celle du placard aux vêtements, puis celle de la salle à manger. En face, il y a cette fausse porte que vous cherchiez vainement à ouvrir, la porte du salon, celle du placard à vaisselle, celle de la petite pièce que nous appelons « la chambre aux fleurs », puis, tout au bout, la porte qui donne sur le jardin. On confond souvent les deux dernières. C’est d’ailleurs pour cela que nous avions bloqué celle du petit salon par la table du vestibule. Mais, il y a quelque temps, cette table, nous l’avons transportée contre le mur d’en face, où elle est actuellement.
Une pensée, confuse encore, vint à l’esprit du policier.
— Il y a longtemps de ça ?
Avec Dora Bunner, on pouvait interroger sans avoir jamais à justifier les questions qu’on posait.
— Non, pas très... Il y a une dizaine de jours... Une quinzaine, au maximum...
— Et pourquoi avez-vous changé cette table de place ?
— Je crois que c’est à cause des fleurs. Il me semble que Phillipa en avait mis dans un grand vase. Il y avait toutes les fleurs de l’automne, avec des branches... Tout ça merveilleusement arrangé, car elle a beaucoup de goût. Seulement, le bouquet était si gros qu’on se prenait les cheveux dedans en passant.
Craddock regardait la porte.
— Alors, ce n’est pas une fausse porte ?
— Non, non ! C’est une vraie porte. Elle conduisait au petit salon, mais, quand on a réuni les deux pièces en une seule, on a jugé qu’elle était inutile et on l’a condamnée.
— En la clouant ?
— Non. On l’a simplement fermée à clef et on a mis le verrou.
Craddock fit jouer le verrou qui se trouvait sur le panneau supérieur. Il fonctionnait sans difficulté. Un peu trop aisément, même.
— Cette porte, quand l’a-t-on ouverte pour la dernière fois ?
— Oh ! il y a bien des années, probablement. Depuis que je suis ici, je ne l’ai jamais vue ouverte.
— Savez-vous où est la clef ?
— Ma foi, non ! Il y a un tas de clefs dans le petit meuble que vous voyez là, elle doit être dedans.
Elle y était en effet. Craddock la trouva, tout au fond d’un tiroir. Parmi tout un assortiment de vieilles clefs rouillées. Il la glissa dans la serrure et ouvrit la porte, qui tourna sur ses gonds sans le moindre bruit.
— Attention ! s’écria miss Bunner. Il y a peut-être quelque chose de l’autre côté ! car nous ne l’ouvrons jamais.
— Vraiment ?
D’un ton légèrement emphatique, il ajouta :
— Cette porte a été ouverte tout récemment, miss Bunner. La serrure a été huilée, et les gonds aussi.
Elle le regarda, absolument stupéfaite.
— Mais qui aurait pu faire ça ?
— C’est justement ce que je me propose de découvrir, répondit le policier.